Chapitre 2
Une douloureuse séparation
Dans les jours suivant la tragédie, Danielle demanda aux parents de Marlène d’héberger Alexanne, tandis qu’elle retraçait d’autres membres de sa famille. Elle ne découvrit aucun Angers au Québec, ou ailleurs, lié de près ou de loin à la mère de l’adolescente, mais dénicha finalement une parente de Vladimir, soit sa sœur aînée, qui vivait dans un coin perdu des Laurentides. Par téléphone, Danielle informa Tatiana Kalinovsky du décès de son frère. Cette dernière garda le silence pendant quelques secondes, puis accepta de prendre sa nièce chez elle. Danielle n’annonça la nouvelle à Alexanne qu’après les funérailles de ses parents, auxquelles assistèrent leurs amis de Laval.
Dans la voiture qui la ramenait chez Marlène, Alexanne écouta d’une oreille distraite les propos de Danielle qui lui expliquait l’importance de passer du temps avec des membres de sa famille après un drame pareil. Renfermée sur elle-même, l’adolescente n’avait pas le cœur à songer à son avenir. Elle n’avait jamais été séparée de ses parents depuis sa naissance. Sans eux, elle était complètement désemparée.
— Il est préférable que tu habites désormais chez ta tante, lança Danielle pour conclure.
— Mais l’école ! demanda soudain Alexanne, inquiète.
— Nous allons te laisser terminer l’année à Montréal, puis nous discuterons de ton avenir scolaire avec ta tante. Sois sans crainte, je garderai un œil sur toi, Alexanne.
L’adolescente baissa la tête sans répliquer. Son éducation plus russe que québécoise lui interdisait d’afficher son indignation. Au fond d’elle-même, elle percevait cette décision comme une trahison de la part des services sociaux. Elle ne pouvait pas se confier à Danielle qui n’était, somme toute, qu’une employée du gouvernement, mais se vida le cœur à Marlène, dès qu’elles furent seules sur le balcon bordé de fer forgé, s’ouvrant sur la rue Saint-Denis.
— Si on m’oblige à aller vivre dans ce coin de pays perdu, je me suiciderai ! lança Alexanne.
Marlène lui rappela tous les projets qu’elles avaient ébauchés ensemble, mais Alexanne était bien trop meurtrie pour y prêter attention. Plus rien ne l’intéressait. Son chagrin devint de plus en plus profond et elle se mit à dépérir jusqu’à la fin des classes en juin.
Tout de suite après les examens de fin d’année, Danielle Léger accompagna l’orpheline au palais de justice de Montréal pour rencontrer avec elle la juge Félicité Moreau. C’était une dame aux cheveux blancs bien coiffés et aux yeux sympathiques derrière de petites lunettes cerclées d’or. La rencontre eut lieu dans son bureau privé. Alexanne se referma comme une huître, au lieu d’écouter les recommandations de la juge qu’elle connaissait déjà par cœur, car Danielle les lui avait répétées à maintes reprises depuis la mort de ses parents. Voyant que la jeune fille ne prêtait aucune attention à ses propos, madame Moreau les écourta.
— Si jamais tu n’arrivais pas à t’entendre avec ta tante, tu seras placée dans une famille d’accueil de Montréal, dit-elle pour conclure.
L’adolescente releva aussitôt la tête.
— Mais je ne la connais même pas, ma tante, protesta-t-elle.
— Madame Léger affirme que c’est une femme équilibrée et apparemment très sympathique. Tout ce que nous te demandons, c’est de passer l’été avec elle. Nous réviserons ton dossier en septembre.
Alexanne haussa les épaules, voyant bien que rien ne la fera changer d’idée. La tête basse, elle quitta l’édifice, se sentant aussi impuissante qu’un petit chien dont on voulait se débarrasser. Danielle comprenait sa détresse, mais elle savait aussi qu’il n’était pas facile de rassurer une adolescente qui avait décidé de se boucher les oreilles.
— Je sais que c’est difficile à croire en ce moment, mais tu vas bientôt reprendre goût à la vie, lui dit-elle en marchant vers la voiture. Tu n’as que quinze ans, Alexanne. Repose-toi cet été et laisse-toi dorloter par ta tante.
Anéantie, Alexanne garda le silence jusque chez Marlène, où elle ramassa ses affaires. Les biens de ses parents ayant déjà été expédiés dans les Laurentides, madame Bernard avait rangé ses effets personnels et ses vêtements dans trois grosses valises. Pendant qu’elle aidait Danielle à les déposer dans le coffre de sa voiture, Alexanne étreignit longuement sa meilleure amie sur le trottoir.
— Il faut qu’on s’écrive tous les jours, exigea Marlène.
— Ma tante habite à l’autre bout du monde. Je ne suis même pas certaine que la poste s’y rende.
— Et le téléphone ?
— Elle doit en avoir un, puisque madame Léger l’a appelée, mais ce sera sûrement des appels interurbains.
— Pourquoi les services sociaux t’envoient aussi loin ?
— Ils n’ont pas le choix, apparemment. La loi les oblige à expédier les orphelins chez leur plus proche parent encore vivant. C’est ma seule tante. Mais la juge a aussi dit que si je n’arrive pas à m’entendre avec elle pendant l’été, je serai placée dans une famille d’accueil à Montréal.
— Donc, tout ce que tu as à faire, c’est de te montrer aussi odieuse que possible ?
— Peut-être bien.
— N’oublie pas le beau Louis-Daniel qui vient d’emménager au bout de la rue, lui rappela Marlène. Il est tout à fait ton genre.
— Je reviendrai.
Alexanne la serra une dernière fois dans ses bras et grimpa dans la grosse voiture de Danielle. Elle attacha sa ceinture de sécurité et s’écrasa dans le siège en contemplant une dernière fois la façade de l’immeuble où elle avait habité avec ses parents. « Pourquoi fallait-il que ça m’arrive à moi ? » se dit-elle, désolée.
Elle demeura silencieuse et triste durant le trajet, se contentant de regarder défiler d’abord les immeubles et les rues familières qui allaient lui manquer, puis les nombreux commerces qui bordaient l’autoroute. Danielle lui jetait de fréquents coups d’œil. Alexanne était jolie. Elle briserait sûrement des cœurs dans quelques années, mais pour l’instant, le sien était trop meurtri. La travailleuse sociale voulut lui remonter le moral.
— Ton père t’a-t-il déjà parlé de sa sœur ? s’informa-t-elle, sur un ton enjoué.
— Pas souvent. Ils ne s’entendaient pas très bien. Maman disait qu’ils ne se ressemblaient pas du tout.
— Alors, tu ne sais rien d’elle ?
— Seulement que papa disait qu’elle était différente de tout le monde et que c’était une bonne chose qu’elle habite aussi loin.
Danielle tenta de la convaincre que cette parente n’était pas une mauvaise personne parce qu’elle avait choisi de vivre loin de la civilisation. Sans doute avait-elle besoin de paix et de tranquillité. Mais l’adolescente s’était perdue de nouveau dans ses pensées. Danielle la laissa donc voguer dans son monde intérieur jusqu’à l’apparition des montagnes boisées des Laurentides.